24
Jacques

Vous dites que vous expérimentez toujours la souffrance.

Ce ne sont que vos pensées. Seul le bonheur existe.

Ce qui va et vient est souffrance.

Râmana Maharshi.

 

Jacques avait déjà mal au dos et aux fesses. Précédé d’une motrice chasse-neige, le convoi roulait à une allure soutenue. Il avait quitté la gare de l’Est cinq ou six heures plus tôt. Les voyageurs, assis sur le plancher ou allongés sur les sacs de jute, voyaient défiler les plaines enneigées par les nombreux interstices du wagon.

Jacques se demande encore ce qui a bien pu passer par la tête de Matthieu lorsqu’il a ouvert le feu sur le patron de la cellule antiterroriste. Et pourquoi ni lui ni ses collègues ne sont intervenus pour l’en empêcher, ou au moins faire semblant. La scène a certainement été enregistrée, leur passivité sera considérée comme de la complicité, ils se sont condamnés à l’exil. Les chrétiens fanatiques ont la mainmise sur les instances politiques et judiciaires européennes et peuvent à tout moment se retourner contre les agents de la Sûreté du territoire qui, quelques années plus tôt, ont tenté par tous les moyens de les empêcher d’arriver au pouvoir. Jacques faisait partie des hommes dont les évangéliques et leurs alliés guettaient la première faute pour les jeter en prison ou les éliminer de façon « accidentelle ». Les membres de l’équipe chargée de la protection de Léon T ont offert leur tête sur un plateau aux nouveaux maîtres de l’Europe. Il leur faut maintenant essayer de se sortir sans dommage du guêpier.

Jacques a prévenu sa femme par le portable, avec des mots brefs et concis parce qu’il sait le réseau cellulaire en permanence surveillé. Il est obligé de partir, il la contactera dès qu’il sera en lieu sûr, il se débrouillera ensuite pour la faire venir avec les enfants. Pas besoin de lui fournir d’explications détaillées : il a souvent évoqué devant elle l’éventualité d’un départ précipité. Il a récupéré les cinq mille euros piqués à des dealers et planqués dans une consigne de la gare Montparnasse avant de contacter l’un de ses anciens indics, un dénommé Théo, un spécialiste des filières clandestines à destination de l’Afrique, de l’Asie ou de l’Amérique du Sud.

Théo lui a donné rendez-vous dans un tripot clandestin où se disputent des parties de roulette russe. La règle en est simple. Une balle dans un barillet, six joueurs au départ, une chance sur six de se prendre le pruneau, paris sur le premier perdant, une autre balle dans le barillet, nouvelle partie entre les cinq survivants, nouveaux paris, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un survivant, le vainqueur, qui partage l’argent avec les parieurs gagnants, plus cinq cadavres dont on revend les organes aux trafiquants, une affaire juteuse. Originalité du concept : les joueurs, vêtus en tout et pour tout d’un slip ou d’un caleçon, ne tirent pas sur eux-mêmes, mais sur les autres, à environ six mètres de distance, ce qui laisse à chacun une chance (minime) de s’en sortir si le tir est mal ajusté, et donc de bénéficier d’un (petit) répit. Les agents de la Sûreté du territoire connaissaient bien entendu l’existence de ce tripot, comme des vingt autres de la région parisienne, mais ils ont reçu la consigne de ne pas intervenir pour le moment. Jacques et ses confrères savaient que les barons de la nuit parisienne bénéficiaient de complicités en haut lieu, et aussi que c’était une façon comme un autre de débarrasser l’Europe de ses parasites, les joueurs étant pour la plupart issus de la population des sans-abri.

Jacques a retrouvé Théo dans son bureau sombre aménagé dans les coulisses de l’arène souterraine. Environ 2 heures du matin, une partie allait bientôt commencer. La jeunesse des participants, des adolescents aux corps fluets, aux joues piquetées d’acné, aux côtes saillantes, a surpris Jacques. L’attrait du pactole, environ dix mille euros pour le vainqueur, était plus fort que la peur de la mort. La vie était la seule chose qu’il leur restait à perdre. Surpris, également, par la diversité de la foule massée sur les gradins en bois accotés aux murs. Des hommes et des femmes de tous âges, de toutes conditions, pauvres bougres alléchés par les gains, bourgeois à la fois excités et inquiets, mafieux reconnaissables à leurs énormes bijoux en or, artistes en quête de sensations fortes, parieurs invétérés aux regards fiévreux. De hautes parois faites d’un verre à l’épreuve des balles les isolaient des joueurs et les protégeaient des balles perdues. Deux femmes de ménage finissaient de nettoyer le sang de la partie précédente. Quatre projecteurs d’angle dispensaient une lumière agressive, le battement obsédant d’une musique techno dégringolait d’une dizaine de haut-parleurs suspendus. Jacques et ses collègues ont souvent enragé de ne pouvoir mettre un terme à ces jeux resurgis d’un passé barbare, mais chacune de leurs requêtes s’est heurtée à un refus sans appel de la hiérarchie.

Assis derrière son bureau, Théo l’a écouté sans se départir d’une moue sarcastique qui étirait son visage déjà long et osseux. Différents types de revolvers tapissaient les cloisons de la petite pièce éclairée par des spots encastrés dans le plafond.

« La roue tourne, on dirait. Tu m’as rendu service autrefois, et, ce soir, c’est toi qui as besoin de moi, pas vrai ? Seulement, j’ai pas grand-chose à te proposer pour l’instant.

— Y a urgence… »

Théo s’est redressé, a passé sa main sur ses cheveux gominés et tiré sur les manches de sa veste noire garnie de boutons de platine. Il est devenu élégant avec le temps, enfin, selon sa définition de l’élégance, lui qui a commencé comme simple pillard dans une caillera de la banlieue nord.

« J’ai une filière qui part ce matin pour l’Afghanistan.

— L’Afghanistan ? T’es ouf ! Je ressemble pas à un ousama. Dès qu’ils me verront, ils m’égorgeront comme un mouton. »

Théo a haussé les épaules et jeté un coup d’œil à l’arène par la lucarne de la pièce.

« Des conneries, tout ça. Tout s’achète, y compris les ousamas. Des guides te feront passer en Inde, puis, de là, à Hong-Kong ou en Australie si tu veux. J’ai rien pour l’Afrique. Rien non plus pour l’Amérique du Sud. Pratiquement plus aucun cargo ne s’aventure sur l’Atlantique depuis qu’il est devenu un pur champ d’icebergs. Je n’ai pour l’instant que l’Asie. Tu as toujours la possibilité de prendre l’avion : ça te coûtera entre trente et cinquante mille euros.

— Tu sais bien que j’ai pas cette somme. Et que, si je l’avais, elle servirait à payer le voyage de ma femme et de mes gosses. »

Théo a écarté les bras d’un air désolé.

« La misère des fonctionnaires… En ce cas, t’as qu’à prendre un train ou un bus régulier.

— C’est ça, et mettre plus d’une semaine pour passer une frontière. J’aurai tout le temps d’être arrêté ou flingué avant.

— De combien disposes-tu ?

— Cinq mille.

— Cinq mille ? »

Théo a réfléchi, les yeux toujours rivés sur la lucarne. Le public vociférait et tapait du pied sur le bois des gradins. Jacques a entrevu, par l’entrebâillement de la porte, les visages tendus et blêmes des joueurs.

« Pour cinq mille balles, je te propose l’aller jusqu’à Herat, une fleur que je te fais, crois-moi. Normalement, c’est le double. De Herat, il faudra te débrouiller pour passer en Inde. Là-bas, aucun problème pour trouver un job. D’après mes informateurs, y a plein de petits potentats locaux qui recrutent des gardes du corps confirmés, mille ou mille cinq cents euros la place, un super salaire pour le coin. De quoi te refaire la cerise et faire venir ta femme et tes gosses. »

Comme Jacques n’avait pas le choix, il n’a pas mis longtemps à prendre sa décision.

« C’est quoi le mode de transport ?

— Train et camion par l’Europe de l’Est jusqu’au Turkménistan, puis marche ou cheval à travers les montagnes jusqu’à Herat. Nourriture fournie.

— On part quand ?

— Dans… » Théo a levé les yeux sur l’antique pendule fixée au-dessus de son bureau. « … Trois heures. Rendez-vous au quai 26 de la gare de l’Est, zone marchandises. Quelqu’un t’accueillera sur place. Le mot de passe : Herat. Ça te laisse le temps d’assister à une partie. De parier si tu veux. Qui sait ? Tu gagneras peut-être de quoi t’offrir le voyage en zinc. »

Jacques a parié, et gagné, mais seulement quelques centaines d’euros. La boucherie entre les parois de verre l’a écœuré. Fasciné également. Les jeunes joueurs ont tellement tremblé au moment d’appuyer sur la détente qu’ils ont manqué leur cible une fois sur deux. Blessé à l’épaule, l’un d’eux s’est relevé, a pointé le canon du revolver sur un concurrent, mais il n’a pas eu la force de presser la détente et il a dû passer son tour (les joueurs ont dix secondes pour tirer ; ceux qui ne respectent pas les règles ou sont pris d’une panique incontrôlable sont abattus par les arbitres installés sur des chaises hautes surplombant les parois). Il a reçu le coup de grâce cinq coups plus tard, une balle en plein front qui lui a décalotté le crâne. Sa cervelle s’est répandue sur le sable de l’arène. L’élégante voisine de Jacques a poussé un petit cri, mais n’a pas détourné les yeux. Il a parié sur le 5, un garçon à la gueule d’ange et à la peau blanche qui a eu le bon goût de liquider l’avant-dernier concurrent, le n° 2, d’une balle dans le cœur.

Jacques a empoché les quatre cents euros au guichet avant de remettre les cinq mille euros à Théo et de se rendre par le métro à la gare de l’Est. Tandis qu’il se dirigeait vers l’extrémité du quai 26, un homme vêtu d’une casquette et d’un uniforme de la SECF a surgi de la nuit et s’est avancé vers lui, l’œil scrutateur.

« Herat. »

L’homme a hoché la tête et, après un bref regard autour de lui, l’a conduit, entre deux trains à l’arrêt, jusqu’à un wagon dont il a déverrouillé la porte coulissante.

Aucun des autres passagers clandestins n’a adressé la parole à Jacques, six hommes et quatre femmes, enfouis dans des écharpes de laine, d’amples manteaux et, pour certains, des couvertures. Pas d’humeur à parler, ses compagnons d’exil. Il les aurait volontiers branchés sur le confessionnal, la machine extraordinaire venue du Japon qu’il a essayée à plusieurs reprises sur des suspects accusés de crime et sur des opposants politiques. Sur l’écran se seraient affichées les images de leurs pensées, de leurs souvenirs, de leurs rêves. Il suffisait de poser une question aux prévenus : où as-tu caché le corps ? Qui as-tu rencontré hier soir ? Pour le compte de qui travailles-tu ? pour qu’aussitôt se forment les réponses sur le rectangle en ADN de synthèse, des lignes d’abord incohérentes qui s’agençaient peu à peu en esquisses, en visages, en paysages. Ensuite l’ordinateur triait les éléments et proposait des séries d’images chronologiques, cohérentes. Le confessionnal a déjà confondu une vingtaine de criminels et d’agents doubles depuis sa mise en service. Il repose sur la technologie déjà ancienne de la tomographie par émission de positons. Le logiciel transforme l’activité des astrocytes en informations, en diagrammes, puis la décode en images. Les résultats sont sidérants, surtout pour les prévenus, horrifiés de voir leurs pensées tout à coup matérialisées, leur esprit, ce sanctuaire qu’ils ont toujours cru inviolable, profané.

 

Le train s’arrêta dans une gare située en rase campagne. Jacques commençait à avoir froid et faim. Théo avait dit que la nourriture était comprise dans le voyage, mais ça avait tout l’air d’une promesse en l’air. Il fallait un réseau particulièrement ramifié et performant pour fournir des repas dans un chapelet de gares de marchandises disséminées entre Paris et le Turkménistan. Théo, avec ses airs de parvenu, n’avait sûrement pas la capacité de gérer une organisation d’une telle complexité. Puis, alors que Jacques commençait à subodorer une arnaque totale, la porte coulissante du wagon s’ouvrit dans un grincement, libéra un flot de clarté aveuglante et livra passage à une silhouette chargée de plusieurs sacs. Le temps que ses yeux s’accoutument à la luminosité brutale, Jacques reçut un colis empaqueté dans du papier journal. La porte se referma et la pénombre, striée par les rayons tombant des interstices, retomba sur le wagon. La livraison avait duré à peine dix secondes. Une chaleur intense se dégageait du colis et traversait les gants de Jacques. Il arracha le papier journal, dégagea trois barquettes en aluminium, un petit pain et des couverts en plastique enveloppés dans du cellophane. Il avait sous-estimé Théo – mais Théo n’était sans doute qu’un intermédiaire qui se contentait de toucher de modestes commissions. La lenteur des transports réguliers, l’omniprésence des milices, les contrôles renforcés aux frontières, la corruption généralisée avaient concouru au développement fulgurant des filières clandestines ; elles proposaient des voyages plus sûrs finalement que les agences officielles. Plus chers également.

Le repas délia les langues autant qu’il remplit les estomacs. Les voisins de Jacques, Renée et Sébastien, un couple originaire de Bretagne, fuyaient l’Europe parce qu’ils s’en étaient pris violemment aux missionnaires qui avaient transformé leur village en une chaire évangélique, qu’il n’y avait pas d’avenir pour eux dans un monde régi par les fanatiques. Après avoir rassemblé leurs économies, ils avaient rejoint Paris avec leur vieille guimbarde malgré l’état des routes et cherché une filière clandestine en direction de l’Asie d’où ils comptaient gagner la Nouvelle-Zélande. Ils ne regrettaient pas d’avoir abandonné leur maison, mais leurs familles leur manqueraient – leur manquaient déjà. Par chance, si on peut parler de chance, ils n’avaient pas encore eu d’enfants bien qu’ils fussent mariés depuis maintenant dix ans. Ils espéraient en avoir dans leur nouvelle vie, si Dieu le voulait, ils croyaient toujours en Dieu, pas en celui des évangéliques ni des extrémistes de tous poils.

Le train repartit et chacun se mit à raconter son histoire, comme si les mots avaient le pouvoir de réchauffer la température polaire qui régnait à l’intérieur du wagon. Assis à même le plancher, adossés aux sacs de jute, recroquevillés dans leurs écharpes, leurs manteaux, leurs couvertures, ils écoutaient d’un air grave les récits qui les confortaient dans leur propre décision. L’Europe était revenue aux temps de l’Inquisition, un recul jugé improbable, voire impossible, avant que les pasteurs aux yeux fous ne s’abattent sur le continent comme une nuée de criquets pèlerins. Les évangéliques n’avaient eu qu’à s’installer dans le vide spirituel laissé par une Église exsangue, rongée par ses querelles intestines et ses contradictions.

Henri, par exemple, originaire d’Orléans, avait milité pour une spiritualité libre de toute contrainte avant de recevoir la visite d’un commando du Christ Roi qui avait saccagé son appartement et exercé des violences sur son épouse et sur ses enfants. Il avait voulu porter plainte, mais, de retour du commissariat, il avait découvert son logis brûlé et sa femme assassinée. Ses enfants avaient disparu, sans doute enlevés et revendus à des réseaux mafieux. Lui-même avait échappé à la mort par miracle, parvenant à prendre de vitesse l’homme chargé de l’exécuter à coups de couteau.

Autre exemple, Jean, un Parisien pure souche, dont l’homosexualité, dénoncée par des voisins, lui avait valu un passage à tabac, une série d’humiliations publiques et un enfermement dans un camp de « redressement sexuel ». Il s’en était évadé en compagnie de deux codétenus et avait réussi à trouver le fric pour financer son voyage. Ses deux compagnons d’évasion n’avaient pas eu cette chance : repris par les miliciens d’un groupe extrémiste, ils avaient été massacrés à coups de crosses et de bottes dans la rue sous le regard indifférent ou résigné des passants. Il y avait aussi Anne-Marie, qui avait tenté de quitter un mari alcoolique et violent en emportant leur enfant. Rattrapée à la gare de Meaux, condamnée par le tribunal à quinze ans d’emprisonnement pour enlèvement, elle était parvenue à s’échapper à la faveur d’un terrible carambolage sur l’autoroute A4. Elle avait contacté l’un de ses amis d’enfance qui travaillait pour le compte d’un parrain de Seine-et-Marne. Il lui avait proposé une filière pour l’Asie. Elle avait hésité, puis accepté, même si les rumeurs faisaient de l’Orient un enfer pour les femmes. L’enfer, elle l’avait déjà connu dans cette ancienne patrie des droits de l’homme qui s’appelait l’Europe. Bien que différents, les récits racontaient tous la même histoire, parlaient tous d’individus qui s’étaient un moment écartés du groupe, isolés, sacrifiés, ou qui, comme Jacques, s’étaient retrouvés du mauvais côté de l’histoire.

La température continuait de descendre à mesure que le train progressait vers l’est. Il leur était impossible de savoir s’ils étaient encore en France, s’ils traversaient l’Allemagne ou la région tchèque. Le train s’arrêtait régulièrement pour décharger des wagons ou en accrocher de nouveaux au convoi. Les passagers clandestins avaient reçu pour consigne de garder le silence pendant les arrêts. Ils restaient suspendus aux bruits, crissements, grincements, claquements, chocs sourds, hurlements, coups de sifflet. La porte s’ouvrait de temps à autre, un employé de la SECF se glissait par l’entrebâillement, distribuait sans dire un mot la nourriture et les bouteilles d’eau avant de s’éclipser et de boucler le wagon. Jacques ne parvenait pas à se réchauffer. Ses vêtements, s’ils lui avaient permis d’affronter l’hiver parisien, n’étaient pas assez épais pour lutter contre le froid sibérien descendu sur les plaines d’Europe de l’Est. Il voyait, avec envie, ses compagnons d’exil s’emmitoufler dans leurs duvets ou leurs épaisses couvertures de laine. Il se demandait ce que fichaient sa femme et ses gosses à cette heure. Il ne croyait pas qu’elle viendrait le rejoindre malgré la promesse qu’elle lui avait tenue au téléphone. Son soudain exil ne ferait que trancher un lien qui s’était effiloché depuis des années. C’était une femme sensuelle, forte, exigeante, pas le genre d’épouse à se contenter d’un mari intermittent. Il regrettait surtout pour ses enfants, trois garçons qu’il n’avait pas vraiment connus, étant toujours par monts et par vaux, et qu’il ne connaîtrait jamais. Il lui fallait repartir de rien, de nulle part. Disperser les cendres du passé. Se construire une nouvelle existence. Renaître à l’âge de trente-trois ans. Il palpa, au travers de son manteau de cuir et de sa veste, son pistolet, son seul allié dans un monde inconnu, hostile. Il lui restait deux chargeurs, une trentaine de balles, il devrait les utiliser avec parcimonie.

« Vous voulez le partager ? »

La voix d’Anne-Marie le tira de ses pensées. À genoux devant lui, elle lui tendait le duvet qu’elle gardait en permanence enroulé autour d’elle. Sa beauté, dans le clair-obscur du wagon, le frappa. Il n’y avait pas prêté attention jusqu’alors, sans doute parce qu’elle n’était pas de celles qui s’imposent d’emblée, que les yeux devaient se dessiller pour la remarquer. Visage lisse, peau claire, cheveux châtains, yeux d’un brun délavé, à mille lieues des beautés qui se portaient retouchées et identiques dans les soirées mondaines.

« Vous pensez qu’il y a de la place pour deux, là-dessous ? »

Elle déroula le duvet sur le plancher.

« S’il n’est pas assez grand, on se réchauffera d’une autre façon. »

Son murmure peinait à dominer le roulement lancinant du train. « Vous êtes en train de vous transformer en bloc de glace, et je ne voudrais pas avoir votre mort sur la conscience. »

Il accepta sa proposition d’un hochement de tête. Elle vint s’asseoir à ses côtés, étala le duvet sur leurs deux corps et se serra contre lui. Il laissa la chaleur l’engourdir progressivement avant de lui glisser à l’oreille :

« Et moi, je ne voudrais pas que vous me preniez pour ce que je ne suis pas. Je n’ai pas fait que des choses… bien dans ma vie.

— Vous avez tué père et mère ? »

Elle levait sur lui un regard pétillant d’ironie. Il aurait pu lui débiter les pires atrocités, elle aurait continué, sans doute, de l’écouter avec le même air amusé, comme si plus rien n’avait d’importance. La nuit allait bientôt tomber, les autres n’étaient plus que des ombres silencieuses éparpillées dans le wagon. On percevait un ronflement léger dans un coin, et, un peu plus loin, derrière deux sacs tirés en paravent, des froissements et des soupirs prolongés.

« Un chauffard s’est chargé de tuer mes parents il y a dix ans. Mais, dans le cadre de mon boulot, il m’est arrivé effectivement de liquider des gens. Et puis j’ai délaissé ma femme et mes gosses, je n’ai pas su m’occuper des miens.

— Je parie qu’en plus vous ronflez ! »

Anne-Marie éclata de rire.

« Ça vous amuse tant que ça ? »

Elle se serra encore contre lui et l’enlaça par la taille. Leurs gants et leurs vêtements, en se frottant, émirent des bruits incongrus.

« Nous laissons tous des histoires minables derrière nous, répondit-elle. Je ne suis pas non plus la femme martyre dont j’ai parlé hier. J’ai mené une vie d’enfer à mon mec. Les femmes ne cognent pas, parce qu’elles n’en ont pas la force, mais elles ont d’autres moyens de faire mal. Très mal. Mon gosse, je ne l’ai pas aimé. Il ressemblait trop à son père. Et puis, comme je n’avais pas de fric, j’ai couché avec mon ami d’enfance pour me payer mon voyage.

— Je parie qu’en plus vous ne savez pas cuisiner ! »

Ils rirent cette fois de concert.

« C’est bien parti pour nous deux, on dirait ! »

Elle rapprocha ses lèvres des siennes. Ils s’embrassèrent avec surprise et ravissement tandis que le convoi s’enfonçait dans l’interminable nuit des plaines de l’Est.

Les Chemins de Damas
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